Marseille, Octobre 1996 (année bissextile ayant commencé un lundi), à l’époque je n’ai pas encore 20 ans et j’ai quitté le lycée à 16 ans et demi pour travailler dans un magasin d’accessoires de sécurité à mi-temps et sur mon temps libre je monte des PCs au black…
Lors d’un passage à l’ANPE (ancêtre de Pôle Emploi) je tombe sur une petite annonce : « société cherche passionné de jeu-vidéo pour achat/vente à Marseille 2ème arrondissement, se présenter tel jour… » Le jour « J » je découvre un entrepôt quartier Joliette et nous sommes reçus avec une vingtaine d’autres candidats par une secrétaire copie-conforme de Mad’moiselle Jeanne dans Gaston Lagaffe (moi ça me faisait fantasmer, chacun ses goûts).
On nous fait ensuite monter 3 par 3 à l’étage où nous sommes reçus chacun à une table différente pour les entretiens… et là je me dis : « ça a pas l’air de rigoler, ça sent le gros truc! »
Je suis invité à m’asseoir devant un gigantesque gars qui fait glisser sur le côté le CV que je venais de poser en m’estomaquant d’un : « ça , j’en ai rien à foutre! » « Je suis en famille recomposée, j’ai la grande de ma femme qui a 14 ans, notre petite qui a 4 ans et toutes les deux me réclament la Playstation… Je fais quoi? »
Bon, ben là j’argumente comme je peux et surtout le plus sincèrement du monde…
Le gars m’explique qu’il est le patron d’une société d’import/export de téléphones fantaisie (avant la fin du monopole des PTT, ils étaient démunis d’agrément et donc interdits en France) reconvertie dans les premiers téléphones portables et les coques personnalisées qui à l’époque sont faîtes à la main par des artistes aérographeurs pour 1000 à 1500 francs la coque (150 à 230€).
Il me dit qu’il négocie beaucoup en Chine et qu’il souhaite se lancer dans la vente de consoles et accessoires grâce à ses nombreux contacts.
En parallèle de sa société, il veut ouvrir un magasin de jeux-vidéos pour « sentir » les besoins des clients au plus près.
Il m’envoit ensuite vers la table d’à côté où son « meilleur ami » vient d’en finir avec l’entretien d’un autre candidat pour me dégrossir de manière plus ciblée sur la technique, le zonage, les standards TV, etc…
Au final, on me dit que ma candidature est intéressante, que je serai rappelé sous un mois si c’est bon, il est 16 heures.
19 heures, le téléphone sonne chez ma mère, c’est moi!!! Rendez-vous demain matin à 9 heures à l’emplacement du futur magasin, on attaque de suite !
Le lendemain, un samedi, je découvre la future boutique, on discute agencement et décoration…
Le patron me dit : « Lundi, tu viens au dépôt, je te donne un bureau, un téléphone, un fax et des tonnes d’annuaires de prestataires chinois et anglais. Tu as 15 jours pour trouver chez qui nous fournir et à qui vendre. Si c’est bon tu restes, sinon on se quitte bons amis. »
Et c’est là que je découvre la négociation avec les chinois… A l’époque, c’est échange de fax de nuit ! décalage horaire oblige…
Pour ceux qui ont vu « La Vérité Si J’Mens ! » : le « t’as pas dit ZIP! » est 100 niveaux en dessous de la vérité.
Concernant la Playstation, les chinois proposent des originaux NTSC du marché asiatique, OK; ils proposent aussi des copies, ça c’est NON pour nous mais au moins c’est clair.
Et puis il y a un entre-deux au niveau prix qu’ils appellent « silver discs »… là j’appelle à deux heures du matin pour en savoir plus parce que par fax je sens qu’ils me baladent…
« _allo, Benny (à Hong Kong, tout le monde avait un prénom anglophone), dis-moi… tes « silver discs », ce sont des copies !
« _non, non, c’est pas des copies… » (merde, ça c’est un putain d’accent chinois de sketch ou je ne m’y connais pas…)
« _bon, bah, c’est des originaux alors ?! »
« _non plus… »
« _là, faut que tu m’expliques… » (attention, grand moment de mauvaise foi)
« _les originaux, SONY les fait presser en usine sur des disques noirs…
les copies, elles sont faites une à une avec des PCs et ça fait des disques verts (ancienne couleur des CDs gravés)
Nous, ils sont pressés en usine dans les conditions des originaux de SONY mais les disques sont argentés comme les CDs audio… ce sont les « silver discs »… comme les conditions de fabrication sont les mêmes, pour nous ce ne sont pas des copies… enfin, on voit ça comme ça!!! »
Ca pue la merde mais on en commande un lot « pour voir » et on les reçoit en 3 colis séparés :
– une enveloppe A3, type « Fedex », avec les visuels et les manuels prédécoupés
– un spindle de 100 « silver discs » avec les jeux choisis
– un carton contenant 100 boitiers vides
On a donc reconstitué une centaine de jeux NTSC et on les a offert à nos amis et à d’autres tenanciers de boutiques de jeu-vidéo pour la déco ou la collection car c’était invendable à moins d’être fou.
Benny propose aussi des accessoires playstation « compatibles » 100% identiques à ceux de SONY sous la marque « Project Design », même le carton d’emballage est identique aux versions japonaises si ce n’est le logo qui est une transformation du logo « PS » en « PD ».
Benny m’explique qu’il est le principal fabricant pour SONY et que ceux-ci lui laissent faire son business d’accessoires compatibles tant qu’il ne vend pas sur le sol japonais et que le mot SONY est bien effacé.
OK mais si tu ne dois pas vendre au Japon, pourquoi tu refais le packaging japonais?
Finalement, pour ce qui est des accessoires, je fais mes preuves… mais question approvisionnement en consoles et jeux, il faut du PAL, de l’européen…
Et là, t’as pas le choix ; tu as quelques centrales d’achats (2, en fait) qui se partagent le gâteau et qui fonctionnent comme pour la presse papier : ils te vendent la quantité qu’ils veulent au prix qu’ils veulent (comme Nintendo) et ils te font miroiter que cette trésorerie forcée leur permettra de te reprendre les invendus et te vaudra de gros rabais si tu as survécu à ta première année…
En gros, ils se gavent comme des enculés, ta marge est merdique et si tu fermes entre-temps… tant pis.
Alors, on se dit que puisqu’on a le droit d’acheter partout en Europe, pourquoi ne pas se servir ailleurs?
On n’aura qu’une seule obligation : traduire la notice en Français et éventuellement le titre si il n’est pas explicite… (merci la loi Toubon!)
Tout ça c’est bien beau mais encore faut-il savoir où acheter en Europe… Internet n’existe quasiment pas… Il nous a fallut opter pour le vol de poubelles!
Mon patron a sillonné la France puis l’Europe pour remonter le fil des approvisionnements en ramenant les poubelles, d’abord, de ces fameuses centrales d’achat puis des distributeurs Italiens, Allemands, Anglais, Espagnols…
Chaque week-end, il partait pour un pays différent et le lundi matin on se mettait à quatre pattes avec d’autres employés pour trier et reconstituer des facturiers complets, y compris ceux qui étaient passés par la broyeuse…
On s’est fait les dents sur le marché « playstation » où on est quand même passés de 8 francs de marge à 80 francs par console (1,2 à 12€).
Et c’est ça qui nous a préparé à l’aventure « N64 ».
A l’époque, Nintendo France, pourtant tout juste créée en 1993, est moribonde et se contente de placer les anciennes gammes à prix d’or chez les détaillants pendant que Nintendo Japon n’est pas pressée de faire une N64 pour la France car les japonais, enfermés dans leur bulle de « sakoku » mental, ignorent que les TVs vendues chez nous sont désormais pour moitié PAL/SECAM et ils cherchent à évaluer le coût de production d’une N64 SECAM ou RGB.
Il y a donc une grande demande des clients et une grosse potentialité de marge pour quelqu’un avec les reins assez solides et qui saurait où s’approvisionner… Ah ben merde, c’était nous!
On a d’abord tenté un arrivage pour les boutiques Marseillaises… ça a été orgiaque! tout était vendu pendant le transport… les consoles, les jeux…
On a ensuite été approché par les Auchan et les Carrefour du coin qui ont tout vendu en un week-end!
Et puis, ça a été le Salon Cartoonist de Toulon en Avril 1997.
On a pris un stand avec 200 consoles et on s’est fait sécher le stock… on a même eu un article dans Consoles+ (ou un autre mag qu’il faut que je retrouve) ainsi que dans Var Matin (aussi parce qu’une de nos vendeuses était magnifique; le photographe s’est fait plaisir et l’a même rappelée pour du mannequinat!)
Là, c’est le top! On se met à servir la grande distribution au niveau national, ils ne discutent même pas les prix! On vend aux boutiques de toute la France et on fournit aussi en accessoires compatibles grâce à nos contacts chinois. En plus certaines régions nous paient plus cher pour être prioritaires : on nous achète la N64 1000 francs en plus en Bretagne tellement la demande y est forte!
On n’a pas seulement fait ça pour le fric… On a fait ça pour une montagne de fric!!!
L’été approche, j’apprends que mon patron se sépare de son « meilleur ami » qui s’était gracieusement servi dans la caisse et je me retrouve propulsé aux commandes de cet univers là avec promesse pour septembre de permis de conduire offert, augmentation à hauteur des bénéfices, véhicule de fonction… à pas 21 ans.
Mais tout ça, c’était avant le drame… bien entendu.
Pendant les congés d’été, pour se venger de son éviction, l’ancien meilleur ami de mon boss a commandé depuis nos bureaux dont il avait toujours la clé, des montagnes de N64 et autres goodies payées à prix public!!!
On voit arriver des dizaines de camions, ras la gueule de marchandises, qui vont nous faire perdre toute la marge accumulée en 6 mois…
On se retrouve presque ruinés mais ça passe… on peut se refaire…
Du moins, c’est ce qu’on croyait avant de voir les impôts débarquer avec la brigade financière (des potes de mon père, en plus…)
Mon boss avait pris des libertés fiscales sur certaines de ses anciennes sociétés et son « meilleur ami » l’avait balancé en représailles… sauf que maintenant, c’est moi le gérant et c’est peut-être moi qui vais aller au tribunal!
Heureusement, avant que le bateau ne coule (et en bon père de famille) mon boss m’annonce que officiellement les détenteurs majoritaires des parts de sa société ont refusé ma nomination en tant que gérant, signée l’avant veille…
Je n’ai pas encore 21 ans, je viens d’éviter 10 ans de poursuites et on est 20 personnes au chômage.
Entre-temps, Nintendo France qui s’est enfin réveillée, sort une version PAL notée « FR » qui leur permet d’écluser le stock de cartes mères où ils avaient prévu de monter un circuit RGB natif, ce qui les rend rares aujourd’hui.
La N64 revient dans le circuit de distribution classique, les magasins de proximité ne font plus de bénéfices et les centrales d’achats qu’on avait même réussi à fournir, ont repris leur hégémonie sur le marché.
A Marseille, les anciens partenaires du métier me tournent le dos car je connais toutes les combines de chacun et donc je suis un paria à ce moment là. Je me reconvertis vers l’infographie puis plus tard dans les métiers de la sécurité et aujourd’hui je suis dans la maintenance informatique et réseau depuis 15 ans.
Je n’ai jamais lâché mes vieilles consoles ni mes vieux jeux et je replonge dans ce monde à chaque fois que je tiens un stand de retrogaming avec mon association et mes copains.
Je me rappelle des vendredi soirs où je rentrais à la maison avec deux sacs de voyage remplis de consoles, d’accessoires et de futurs hits à tester pour le week-end en entendant : « Encore, tu vas jouer?! », « Paniques pas Maman, c’est pour le boulot! »
C’était Matsilent qui vous remercie d’avoir lu ce pavé certifié 100% vrai « sur la tête de ma Famicom AV » et qui vous dit « @+ »…